Pierre Lieutaghi
On ne fréquente pas la haie sans risquer l’insoumission.
Les « plantes des femmes » (2)
lundi 31 mai 2010
Où Pierre Lieutaghi s’interroge sur la continuité d’une « tradition » attachée surtout à fixer un passé mythifié et sur le renouvellement des rapports entre les plantes et les femmes au début du 21e siècle...
Comme le rappelle la citation d’Ovide en exergue, les « plantes des femmes » sont regardées (les textes le confirment depuis au moins deux millénaires) comme les alliées de la prêtresse/sorcière.
Qu’elle soutienne la jeteuse de sorts, l’empoisonneuse, l’avorteuse, celle qui use d’une recette à complicité végétale pour attirer l’amour ou punir l’infidèle, plus communément pour soigner les maux du corps, cette alliance sous contrôle féminin de la plante et des « pouvoirs » conserve une forte résonance dans nos sociétés : elle fonde encore des notoriétés de guérisseuses, des espérances parfois ultimes – qu’on se souvienne de l’engouement extraordinaire, dans les années 1980, autour du livre de l’herboriste autrichienne Maria Treben [1], où la part d’un certain mystère de la plante n’est pas négligeable.
L’attention d’aujourd’hui aux « plantes des femmes » ne peut ignorer ces interférences très durables entre religion, magie, médecine et domaine des usages regardés comme exclusivement matériels.
La mise en œuvre et en pensée des plantes, par excellence êtres doubles, suspectés de tout temps pour leurs accointances avec le domaine souterrain, ne peut aller sans une certaine assimilation des natures : plantes des femmes et femme des plantes, c’est une vieille histoire toujours active, où la part d’ombre s’est faite quasiment nécessaire.
L’évocation du balai de la sorcière peut illustrer le propos. Son interprétation comme objet à connotations phalliques est commune. Ce qu’on rappelle moins, c’est que la poussière est une invention démoniaque (elle se recrée dans la maison sans qu’on voie ni comprenne comment), qu’à la femme est dévolu le maniement de cet objet domestique, que la balayeuse est ainsi, plusieurs fois par semaine, en contact direct, adverse et complice, avec l’intention diabolique.
Ainsi, même dans les actes des plus banals et « matériels » qui mettent en œuvre le végétal, il peut se manifester une « part d’ombre » pas forcément du ressort de la psychanalyse.
Dans les petites libertés qu’elles s’octroient de faire comme bon leur semble avec l’innocence supposée de la lisière et de la prairie, les femmes rencontrent et s’approprient de grands pouvoirs – dont on dira un jour qu’ils sont initiés par le Démon.
Sur ces savoirs dangereux, acquis dans la fréquentation de ce qui, a priori, ne prêtait pas à suspicion, la société masculine entretient au mieux une certaine méfiance, au pire l’anathème et la condamnation. Les « plantes des femmes », quand elles menacent la virilité, corporelle ou métaphorique, le pouvoir des clercs, la morale instituée par les religions mâles, peuvent alors tenir lieu de torche à embraser le bûcher.
Autant Pascal Luccioni pour le monde grec, que Valérie Bonet pour le monde latin surtout, montrent l’imprécision des textes antiques en ce qui concerne le champ gynécologique s’étendant de la contraception à l’avortement. Si Pline (1er siècle) dénonce explicitement l’intention abortive, il est souvent impossible de distinguer la métaphore de l’indication précise dans les recettes qui permettent de « faire sortir l’enfant mort du ventre de la mère », imprécision que perpétue encore le Moyen Âge. La distinction n’interviendra clairement qu’avec la criminalisation chrétienne et de « l’avorteuse » et de celle qui tente par elle-même l’interruption de grossesse.
La toxicité fréquente des plantes ici mises en œuvre, qui, inconsidérément employées, tuent la mère aussi bien que l’enfant (comme le relève aussi Valérie Bonet), ne peut manquer d’assimiler la femme à l’empoisonneuse (dont Marie de Médicis sera une allégorie célèbre) et, le mal attirant l’œil bienveillant du Malin, à la sorcière.
Il faut se référer encore à ce que Pascal Luccioni dit plus loin de la dissimulation des femmes, de l’obligation de secret (poreux malgré tout) où elles étaient tenues. Dans l’ombre qui leur est attribuée, les femmes, par nature, ne peuvent accéder au savoir institué, leurs pratiques, toutes claires qu’elles puissent être, en gagnent une part d’ombre forcée. Ainsi, de Jacqueline Félicie, poursuivie en 1322 par la Faculté de Paris pour ce qu’on appellerait aujourd’hui « exercice illégal de la médecine » : on dit qu’elle « est complètement ignare et inculte, qu’elle n’est pas approuvée par eux [les médecins de la Faculté] auxquels elle veut ressembler » – malgré les témoignages attestant l’efficacité de ses soins [2].
On doit toutefois se garder de retenir la seule image, devenue quasi allégorique, de la « sorcière guérisseuse » telle que Michelet l’a construite et popularisée (passant « l’avorteuse » sous silence). Le Moyen Âge, pour ne parler que de ce temps, a beaucoup de sorciers masculins, et ils perduraient (entre autres lieux) dans le bocage normand du siècle dernier.
Distribuer entre sexes les bonnes et mauvaises intentions de la magie à complicité végétale n’est pas forcément trier le bon (qui serait féminin) du mauvais (masculin). Si « l’objet chargé » tiré de la flore ne se manifeste plus guère dans le domaine européen de tradition chrétienne, il conserve un rôle actif en d’autres cultures de l’Ancien Monde. Les orchidées à tubercules digités n’ont pas perdu leur fonction de soutenir le sort d’impuissance dans les cultures musulmanes, et ce sont les femmes qui (en général) les récoltent et les apprêtent.
Sur un mode supposé bonasse, le « langage des fleurs », code plus ou moins niais grâce auquel on transmet un message à la femme aimée/convoitée, ou rejetée, via certaines fleurs à la signification prédéfinie, a aussi des potentialités assassines – ainsi quand il révèle à tout un village que la destinatrice du bouquet a « perdu son honneur », que c’est une « fille perdue ». La déclaration, la requête, le rejet, la condamnation, sont ici le fait des hommes.
La fréquentation des plantes messagères, lourde de périls, octroie cependant parfois aux femmes une position d’intercesseurs (pas de féminin à ce nom !) que nul ne leur contestera, lorsqu’il s’agit par exemple de célébrations, de purifications ou de rituels propitiatoires qui engagent toute la communauté, dont on leur reconnaît l’exclusive. Ce sont les femmes qui fleurissent, en mai, les autels de la Vierge ; ce sont toujours elles, pour quelque temps encore, qui tressent les palmes des rameaux sur le parvis des églises, en Méditerranée.
Dans ces alliances ouvertement socialisées, les femmes pourraient bien s’accorder en douce, ici et là, des espaces de liberté sous couvert de dévotion. Lorsque, en Grèce ancienne, celles qui, loin des hommes, célèbrent les Thesmophories (fête athénienne de Déméter, maîtresse des fécondités), afin de « refroidir » toute propension désirante, dorment sur des paillasses remplies de gattilier, arbuste sourd aux invites d’Aphrodite, c’est aussi une pause éventuellement bienvenue à distance du mari.
Outre ce qui est évoqué plus haut à propos de sorcellerie, il existe des zones de chevauchement entre attributions, plus ou moins importantes selon les sociétés, les époques, les domaines d’usages, entre ce qui, dans les rapports à la flore, revient aux femmes et aux hommes.
Dans les enquêtes haut provençales de la fin du xxe siècle, beaucoup de savoirs médicinaux étaient partagés par les hommes, même si leur mise en œuvre revenait le plus souvent aux femmes (ainsi, des informateurs relatent très précisément des soins aux enfants que leur mère, sur eux-mêmes, ou leur épouse sur les enfants ont mis en œuvre). En Méditerranée, les « salades des champs » ne sont pas dédaignées par le berger (Françoise Morel en donne, pour les Abruzzes, un exemple lui très sexualisé), voire par le chasseur.
Tandis que des savoir-faire qu’on aurait tendance à croire « féminins » sont plutôt du domaine masculin et transmis chez les garçons, comme ce qui concerne les jeux d’enfants et les « musiques vertes ». Les sexes, ici, ont tendance à élaborer dès l’enfance avec le végétal les ébauches des objets qui leur sont attribués à l’âge adulte, hochets, petits paniers de jonc, « couronnes de mariées », etc., pour les filles, armes, bateaux, instruments de musique, outils, etc., pour les garçons.
La médecine vétérinaire, regardée habituellement comme un « domaine masculin » exclusif (du moins en ce qui concerne les grands animaux), peut impliquer la pratique féminine dans le recours aux plantes, entre autres dans les soins associés à la mise bas – où il n’est pas exclu de voir certains aspects des connaissances gynécologiques (et la compassion) s’appliquer à l’animal, plusieurs plantes ayant ici des attributions similaires. On se reportera à ce que Valérie Bonet dit de la mauve, plante très employée pour faciliter l’accouchement dans l’Antiquité, qui conserve une place centrale dans les pratiques vétérinaires du domaine méditerranéen et des régions voisines [3].
Les collectes de Françoise Morel dans le Abruzzes montrent à la fois les différences d’attributions entre sexes dans la relation au monde végétal – le berger, devenu quasi mythique, s’appropriant des connaissances en lien avec son territoire propre, que la transhumance étend au loin, en déniant d’autres aux femmes, occupantes des espaces les moins valorisées –, et les incidences de l’évolution socio-économique actuelle sur des partages à forte charge symbolique. C’est une approche introductive à un domaine encore peu exploré par l’ethnobotanique du domaine européen.
Le séminaire de novembre 2006 – évidemment placé sous le patronage de sainte Catherine, patronne des filles à marier, qu’on fête le 25 novembre – souhaitait ne pas s’en tenir à un « traditionnel » très dépendant du passé, voulait s’ouvrir aux relations actuelles entre les femmes et les plantes, non moins riches et diverses qu’autrefois.
Que cette perspective ne soit pas explicitement retenue dans la présente publication [4] atteste qu’on se situe bien dans un temps intermédiaire et de la relation à la flore et du regard ethnobotanique. Pour ce qui concerne, en particulier, les connaissances médicinales, l’habitude de regarder vers l’arrière est si fortement acquise qu’elle agit comme une force d’inertie incitant à traverser le présent plus ou moins à l’aveugle. Quand le présent est pris en compte, c’est souvent au regard d’un passé tenu pour repère majeur
Il n’empêche : à l’héritage plus ou moins remanié des générations anciennes, les « plantes des femmes » voient s’ajouter, au début du xxie siècle, beaucoup de nouveaux modes d’usages, de partages, de transmissions, de représentations, entre journées des plantes rares et phytothérapie domestique, entre assiduité (souvent exclusivement féminine) à des « sorties salades » et stages consacrés aux cosmétiques « naturels ». On s’est peu intéressé à ce contemporain en pleine métamorphose, où il apparaît une fois de plus que la prééminence de l’urbain dans nos sociétés est loin d’entraver l’évolution et l’enrichissement de la relation au végétal, et plus généralement à la nature.
Depuis les origines, les femmes ont investi cette relation, y explorent des espaces d’invention autonomes. Aux temps historiques, cette indépendance (périlleuse) aidera au maintien de la bonne distance à l’égard des jalons floraux qui doivent, selon les injonctions de l’Église, déterminer leur bonne conduite dans la société des hommes : le lis de la vierge et la rose rouge de la martyre.
On ne fréquente pas la haie sans risquer l’insoumission.
Divers par ses thèmes, accessible dans sa forme, ce recueil constitue une étape importante des publications françaises en ethnobotanique. À ce jour, aucune synthèse n’explorait le champ particulièrement fertile où les « plantes des femmes » s’accordent aux saisons des sociétés. En même temps, les manques sont ici autant d’invites à considérer le présent des rencontres avec le végétal, où il se pourrait bien que la part féminine ait de plus en plus à voir avec le devenir même du monde.
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(légende de la photographie)
Cueillette des pousses de framboisier dans la montagne de Lure, années 1980.
Notes
[1] Treben, Maria. La santé à la pharmacie du Bon Dieu, 108 p., rééd. W. Ennsthaler, 2007. Du même auteur : Prévenir et guérir les maladies des femmes, Du Rocher, 1994.
[2] 2. Cité par M.-C. Pouchelle, Corps et chirurgie à l’apogée du Moyen Âge, Flammarion, 1983.
[3] Voir, par exemple, D. Musset & D. Dore, La Mauve et l’herba bianca, p. 192 [compte rendu d’une enquête ethnobotanique en Vallée Stura (Piémont), bilingue français italien], Mane, Salagon, 2006 ; et Giula Poretti, Ricordi e sapere popolare sulle piante medicinali, Ricerca etnobotanica nella regione del canton Ticino [Tessin], thèse de doctorat, Université de Neuchâtel, 2009, p. 233 (à paraître).
[4] Dans Des simples à l’essentiel, de Raphaëlle Garreta (Presses universitaires du Mirail, Toulouse, 2006), un certain nombre de témoignages d’informatrices en illustrent l’intérêt.