Irène Magnaudeix
Le statut du pauvre au fil des siècles
Sisteron au temps de la peste (4)
lundi 1er mars 2010
Où l’on comprend que l’existence des pauvres a toujours été un bon placement pour les riches et que l’expression « c’est l’hôpital qui se moque de la charité » conserve ici comme ailleurs toute sa saveur originelle...
L’image médiévale du pauvre la plus ancienne, la plus traditionnelle, est celle de l’évangile : un homme fait pour le riche, ce dernier accomplissant son salut à travers le mendiant par le biais de l’aumône. Certains ordres religieux qui se créent alors sont des ordres mendiants, la pauvreté jouit d’une grande considération.
Le 14e siècle se caractérise par de graves crises économiques et sociales associées à de violentes épidémies. Les pauvres se multiplient et rallient les villes où les distributions de vivres et d’argent dégénèrent parfois en émeutes, le pauvre devient peu à peu objet de crainte [1]. Les communautés dissocient alors leurs propres indigents des passants et des nouveaux venus. Les riches, préoccupés du salut de leur âme, préfèrent léguer leur argent aux ordres religieux mendiants pour faire dire des messes à leur profit. Ces couvents gagnent alors en importance au détriment des vieilles maisons hospitalières du Moyen Âge, en pleine débâcle.
L’objectif prioritaire devient celui de réduire et encadrer la population des misérables tout en distinguant les « pauvres honnêtes » des « pauvres passants ». Les premiers sont ceux que l’on connaît bien car ils sont originaires du lieu et considérés comme de « vrais pauvres involontaires ».
Quant aux « errants » et aux « pauvres passants » qui ne rencontrent plus la bienveillance de naguère, les voici considérés comme suspects et brigands potentiels. On les marginalise et prend des mesures à leur encontre : surveillance des auberges, interdiction de les héberger plus d’une nuit, fermeture des portes des cités au crépuscule, etc.
Les difficultés économiques de la fin du 17e siècle sont connues : les pauvres de toute origine, qui s’ameutent sporadiquement car ils ont faim, ne sont plus du tout en odeur de sainteté. L’ordonnance de 1662 prévoit la création, dans chaque ville et bourg du royaume, des hôpitaux généraux ou maisons de charité. Se profile alors la période du « grand renfermement des pauvres », celle du travail forcé pour les « inutiles » qui intervient dans les premières années du 18e siècle, car les agglomérations, généralement appauvries, vont mettre quelque temps à construire ces « Charités ». Il s’agit en effet d’édifier ces nouveaux bâtiments qui vont se différencier des hôpitaux existants, lesquels, tout en menant une vie analogue, vont exclusivement se consacrer aux malades.
Ces Charités, administrées par les notables locaux, prospèrent rapidement : elles reçoivent de très nombreux legs (sommes d’argents, rentes et propriétés foncières) et s’enrichissent du travail des pauvres qui les peuplent, pauvres que l’on qualifie souvent de « pauvres honteux ». On les voit bientôt prêter de fortes sommes aux particuliers et aux communautés, tandis que les anciens hôpitaux perdent de leur importance.
« C’est l’hôpital qui se moque de la charité », le fameux adage (toujours en vigueur pour désigner une personne ou une institution qui en dénigre une autre, plus importante ou meilleure qu’elle) naît à cette période.
Quant à l’illustration du statut des pauvres mendiants, nous avons vu comment ils sont traités dans le projet de précautions exposé plus haut : enfermés aux Marres (près de la Durance, de ses brouillards et de son marécage dont on sait très bien qu’ils sont néfastes) et surveillés par des sentinelles, soignés avec un pot de vinaigre mais destinés aux oeuvres les plus périlleuses, celles de corbeaux et de fossoyeurs. Les pauvres travailleurs de la ville sont mieux traités : leur installation sur les hauteurs du pré de foire leur offre un air salubre, on prend leur famille en compte, on les laisse relativement libres de leurs mouvements, on prévoit pour eux des traitements médicamenteux, certains feront office de sentinelles.
Si vous souhaitez en savoir plus, consultez la fiche du livre d’Irène Magnaudeix, Et en cas de peste, ce qu’à Dieu ne plaise... Chronique d’une ville close. Sisteron (1719-1723).
Notes
[1] L’adjectif « misérable », attesté à la fin du 12e s. d’après Alain Rey (Le Robert, Dictionnaire historique de la langue française, t. 2, Paris, 2000), signifie alors « qui fait mal » (en parlant d’une lance). C’est justement à partir du 14e s. qu’il prend un sens plus large et désigne « une personne malheureuse ». Ce n’est qu’au 16e s. qu’il prend une tonalité péjorative.