Albert Marquand
J’ai vu des choses effroyables
Lettres de guerre (2)
lundi 11 avril 2011
Où l’on découvre l’horreur du combat du bois de la Gruerie décrite par le jeune Albert Marquand, du 55e RI, âgé de 19 ans, blessé à l’œil et soigné à l’hôpital de Chaumont.
Chaumont, 4 juillet 1915
Mes biens chers.
Vous serez peut-être étonnés de recevoir de mes nouvelles d’ici, mais voici pourquoi ; c’est que j’ai été blessé le 30 juin à 7 heures du matin dans le bois de la Gruerie, où a eu lieu cette attaque allemande que vous vous avez dû lire sur les journaux.
Mais rassurez-vous, et ne vous bercez pas d’illusions, aussitôt guéri, on nous renvoie au feu sans convalescence ni congé.
Comme blessure je n’ai pas grand chose, une plaie à la jambe gauche (en bonne voie de guérison), une autre à la main (à moitié guérie), enfin et c’est pour ça qu’on m’a évacué, un minuscule éclat dans l’œil droit, mais l’œil n’est pas perdu, la preuve c’est que je vois comme à travers un voile opaque. Je suis ici depuis le 1er juillet. C’est un hôpital uniquement pour la vue où les majors sont des spécialistes de Paris. Je ne crois pas en avoir pour longtemps de guérir, et de retourner aussitôt au feu.
Je ne regrette pas d’être sorti un moment de la fournaise [1] car ce fut effroyable [2]. Ce n’est plus une guerre, c’est une boucherie ; encore à présent il me semble voir du sang partout, et entendre le vacarme effroyable des obus et des canons.
Il faut vous dire que j’ai passé 3 jours et 3 nuits (il pleuvait à seaux) à 10 m des boches ; ceux-ci s’approchaient la nuit en rampant mais on les dépistait. Et puis un bombardement continuel. Ils envoient des torpilles ou minnenwerfer, qui pèsent dans les 100 kilos, qui font un bruit en éclatant, 2 fois plus fort qu’un 210. C’est inouï l’effet que ça produit. À 50 m du point d’éclatement, le sol tremble et le déplacement d’air te soufflète. Il faut te coucher aussitôt car les éclats passent en cassant tout, autour.
Il en est tombé 2 dans la tranchée non loin de moi. Ils ont bouleversé la tranchée sur une longueur de 20 mètres, tué 8 hommes (têtes coupées, entrailles sur le sol, etc.), et blessé 15. De plus, 2 devenus fous. Le matin du bombardement, à 4 heures le 30, ils en ont envoyé au moins 80 comme ça, on ne savait plus où se mettre.
Enfin j’ai vu des choses effroyables. Par exemple un jeune de la classe 15 qui entre dans un boyau pour aller raccommoder un barrage de sacs, une bombe tombe à ses pieds. La fumée dissipée, je vois mon type par terre immobile. On le croyait mort, on le laisse ; 5 minutes après voilà qu’il se met à bouger, à vouloir se soulever. 2 hommes se précipitent pour l’enlever, essaient de l’enlever, mais reviennent impuissants. L’un, un cabot me dit : « Vas y, je n’ai pas la force ». J’y vais, et je vois pourquoi ils étaient écœurés. Le pauvre diable avait un bras arraché au thorax, une jambe déchiquetée en bouillie, le pied pendait et un trou comme le poing dans la figure d’où sortait un sang noir. Je l’ai attrapé sous l’autre bras, et m’aidant comme j’ai pu, je l’ai sorti car le boyau avait 50 cm de large. On l’a laissé par terre, là, car les boches attaquaient à ce moment. Au plus fort de l’attaque, voilà qu’il se met à se rouler en délirant : « Enlevez cet arbre, enlevez cet arbre ». La boue se mêlait à la bouillie de chair de ses plaies, c’était affreux.
Je termine car je ne dois guère être intéressant. Ici nous sommes très bien soignés ; couchés dans de bon lits, excellente nourriture, seulement on ne peut presque pas sortir. Ne m’envoyez rien car j’ai tout ce qu’il me faut, linge, vêtements, argent, etc.
Je termine donc ma lettre qui j’espère vous trouvera tous en bonne santé.
Albert.
Caporal. 55e de ligne. 4e compagnie, en traitement à l’hôpital auxiliaire n°201 à Chaumont-sur-Marne.
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Légende de la photographie : Groupe de blessés de l’ambulance de Chaumont. Meyssonnier, ami d’Albert Marquand, est assis à gauche ; au-dessus de lui, avec un béret, un soldat blessé à l’œil droit et décoré (collection archives familiales Mme Mioque).
Notes
[1] À rapprocher du témoignage du capitaine Rostin le 1er juillet 1915 : « Hier, journée terrible : gaz, obus, tranchées démolies, attaque sur tout le front, lutte d’assassins – les assassins sont les boches. Ils veulent à tout prix nous enfoncer par ici et ils cognent comme des brutes saoules » (Un officier du 15e corps. Carnets de route et lettres de guerre de Marcel Rostin (1914-1916) présentés et annotés par Olivier Gaget, C’est-à-dire éditions, 2008, p. 147).
[2] Cette journée va marquer profondément Albert Marquand et et il va avoir dans les mois qui suivent, la hantise de remonter au front.